l'ordre habituel du marché de l'art et
son axe germano-américain, la 51
e Biennale oppose
un singulier désordre. La géographie de la création y est sens
dessus dessous, les marges plus importantes que les centres.
Ce qui se traduit dans la géographie vénitienne par un
déplacement. Visitant les pavillons nationaux, on reste moins
longtemps dans les Giardini, où sont les"vieilles" nations de
l'art, pour rechercher dans la cité les représentations de
pays qui, jusqu'ici, demeuraient invisibles.
Là-bas sont les découvertes, rares
aux Giardini. Par sécurité, les grandes et moyennes puissances
les pays occidentaux y ont délégué les oeuvres
immédiatement reconnaissables d'artistes dont la réputation a
plusieurs décennies. Les tableaux d'usines et d'entrepôts par
temps gris de l'Américain Ed Ruscha datent des dix dernières
années, mais réactivent son pop minimaliste et géométrique des
années 1960 et 1970.
Les montages des Britanniques Gilbert & George semblent
choisis pour leur côté décoratif et leur chasteté : on peut
les montrer aux enfants, ce qui n'est pas le cas des meilleurs
Gilbert & George. Le pavillon allemand est moins attendu,
mais raté : ni les abstractions laborieuses de Thomas
Scheibitz ni les plaisanteries plus laborieuses encore de Tino
Sehgal ne retiennent longtemps.
Une tendance se dégage de ces pavillons, ni de thèmes ni de
formes, mais de moyens : une tendance au tour de force réussi
grâce à des technologies. Soit, plus crûment : beaucoup
d'argent pour un peu de spectacle. Hans Schabus transforme le
pavillon autrichien en montagne d'une vingtaine de mètres de
haut à grand renfort de structures et de bâches tendues et
n'obtient qu'une attraction pour parc de loisirs. La
Canadienne Rebecca Belmore projette une vidéo sur un rideau
d'eau, mais cet écran liquide ne rend pas meilleure sa vidéo
d'une femme au bord de la mer.
Le pavillon russe est à moitié occupé par un sombre et long
couloir en contreplaqué dans lequel le Provmyza Duet fait
passer du vent grâce à un système de soufflerie système
qui est aussi celui dont Annette Messager se sert, plus
subtilement mais après bien des scénographes, pour soulever le
grand voile rouge de l'installation principale de Casino. La
même emploie aussi un tremplin articulé et automatique pour
faire sauter en l'air des dés et des corps de tissu.
Virtuosités encore : les sculptures en bois de l'Australien
Ricky Swallow, qui ressemblent à du papier, ou les tirages en
noir et blanc du Japonais Miyako Ishiuchi, si splendides
qu'ils ne suscitent aucune émotion alors que l'artiste a voulu
évoquer sa mère disparue.
Dans ce concours d'adresse, où l'installation programmée
par ordinateur et la vidéo de qualité professionnelle
l'emportent, rares sont ceux qui ne perdent pas tout esprit
critique et autodérision. Exceptions : l'Israélien Guy Ben Ner
et son arbre à fabriquer soi-même en détournant des éléments
de meubles en kit ; également, l'installation du Belge Honoré
d'O associe de vraies machines, de fausses structures de
tuyaux inutiles et un sol en bouteilles de bière. On s'y égare
sans y comprendre grand-chose, ce qui vaut mieux que les
démonstrations bavardes et bien-pensantes assénées chez les
Danois et les Suisses.
Mais le meilleur des Giardini est le pavillon espagnol.
Antoni Muntadas y récapitule sa réflexion sur l'information et
la désinformation, les codes de la communication et leurs
sous-entendus en multipliant écrans, livres, documentations et
images. De la géographie du monde, il fait son sujet de
ses déséquilibres, donc. Sur un écran apparaissent les noms de
la centaine de pays qui ne sont d'aucune façon présents à
Venise : d'Afrique, d'Asie ou d'Océanie, ils sont trop pauvres
pour jouer au grand jeu de l'art international. On sent ici à
l'oeuvre une pensée et une nécessité inscrites dans une
forme.
Ces exigences sont celles qui distinguent les meilleures
des interventions dispersées dans la ville. Le plan de la
Biennale à la main juste mais un peu elliptique ,
il faut aller chercher au fond d'une ruelle l'installation
vidéo de Jonas Mekas pour la Lituanie. Elle s'appelle -
hasard ? - Célébrations du petit et de l'individuel
au temps de la démesure et fait voir ce qui peut encore
rester de simplicité et d'amitié dans les rapports humains.
Quelques écrans suffisent, quand celui qui filme a la justesse
de regard de Mekas.
Au premier étage de la Fondation Levi se trouve
l'installation de l'Iranien Mandana Moghaddam, un bloc de
béton et quatre très longues tresses de cheveux : une réussite
absolue à la symbolique délibérément ambiguë. Dans le même
quartier sont aussi les Chypriotes Panayiotis Michael et
Konstantia Sofokleous, aux étranges dessins animés et
immobiles, et les Lettons du groupe F5, dont le Dark
Bulb plonge dans le noir pour forcer le visiteur à
s'interroger sur son mode de perception visuelle.
Tout près, le Luxembourgeois Antoine Prum projette son
bruyant, loufoque et très gore Mondo Veneziano, parodie
sauvage du monde de l'art, ses commissaires, ses experts et
ses discours. Ne partez pas avant le générique final : le plus
drôle est dans la liste des auteurs cités. Il ne faut pas non
plus manquer l'ensemble des vidéos et photos de l'Estonien
Mark Raidpere, qui pourrait bien être la révélation de cette
Biennale. De ces nouveaux venus, on reparlera vite.